Mon prénom, Yosra, porte en persan la signification du calme qui succède à la tempête, mais je m’identifie davantage à la tempête qui éclate après la quiétude .
Je vois le jour à Téhéran, fruit de l’union entre une mère perse et un père kurde, originaire du Kurdistan iranien. Cette double appartenance culturelle forge mon lien profond avec cette terre. Les circonstances de la rencontre entre mes parents demeurent un mystère que j’ai choisi de préserver, préférant laisser intact le voile qui les entoure. En revanche, mon intérêt se porte intensément sur la vaste famille kurde, religieuse, soufie avec ses patriarches et ses ancêtres du Kurdistan. Une lignée qui a joué un rôle spirituel essentiel auprès de ce peuple pendant plus de trois siècles, incarnant une lignée d’imams sunnites.
La religion, loin d’être une pratique omniprésente au sein de ma famille, revêtait davantage la forme d’un héritage culturel.
Ainsi, dans mon enfance, un flot incessant de questions traversait mon esprit. Où se cache la vérité ? À l’école, on cherchait à nous inculquer que la religion, c’est ce qui permet à chacun de s’élever, de devenir un être bon. Aspirant à découvrir, à comprendre les différences des religions, je me lançais très jeune dans une quête profonde, explorant quelque chose de plus puissant que nous sur cette Terre.
J’observais une seule religion au sein de ma famille et celle que l’école nous enseignait, mais des disparités marquées existaient entre les deux.
Je me suis mise à penser : si l’origine, la source, est unique, pourquoi des conflits persistants dans ce monde ? Si tous les humains ont une origine commune, quelle que soit leur religion, l’essentiel réside dans cette source. J’ai donc abandonné la vision à travers le prisme d’un islam ou de l’autre pour contempler la source elle-même.
Le mot « Dieu », vaste et masculin, créature, trouble mon esprit de petite fille. Une question essentielle sur celui qui a insufflé la vie en tout. Il convenait d’éviter de sonder trop profondément les mystères de la création et l’énigme de la présence éteinte, car au-delà, se dessinait rapidement la frontière du sacrilège envers le divin. .
Dans l’héritage paternel, après la révolution de 1979, la génération de mes oncles n’a pas continué la tradition de la guidance sunnite. Chez mon père, la musique et la poésie persistaient comme des prières sacrées. Son esprit libre et ouvert m’a permis d’ouvrir mes yeux.
À l’école, réservée mais questionneuse, je dérangeais par mon refus d’accepter tout ce qui m’était imposé en Iran. À l’école, l’expression de soi était limitée. La colère bouillonnait en moi, car la religion dictait beaucoup, et même en tant qu’incroyante, je devais respecter ses règles.
C’était une école exclusivement féminine, la séparation entre filles et garçons étant de mise. Ainsi, à l’âge de 14 ans, l’altérité masculine devenait complexe, presque inacceptable. Les relations avec le « masculin », à cet âge délicat, étaient teintées d’interdits. Tout restait confiné au monde féminin, engendrant mystères et questionnements profonds sur l’autre.
Cette situation suscitait le désir de s’évader, d’explorer des territoires interdits pour comprendre et découvrir. C’était comme si un voile nous disait : « Il y a quelque chose derrière, mais tu ne dois pas y aller. » La frustration résultant de cette interdiction incitait à outrepasser les règles et à explorer malgré les sanctions.
L’école devenait ainsi un champ de bataille constant, un lieu où, à cet âge où l’on apprend, où le corps et les idées évoluent, se forgeait une connexion avec le monde. Une période où l’on devient femme, où les questionnements sur ce qui se trouve au-delà de la famille, au-delà de ce qui nous est enseigné, sont omniprésents. Suivre les règles assurait une vie sans questionnements, conforme aux autres, mais sortir de ce cadre générait une colère bouillonnante. Certains livres nous étaient interdits, une réalité insupportable, mais je lisais en cachette, je dessinais en cachette. Ma mère ne devait pas savoir que je m’adonnais à des lectures aussi audacieuses que celles de Jean-Paul Sartre ou de Sadegh Hedayat, explorant les écrivains existentialistes.
À quinze ans, le moment crucial de choisir le premier pas vers mon avenir s’annonçait. Progressivement, guidée par mon père, j’ai réalisé que l’art est une porte vers un monde, sans frontières ! Il me semblait aussi que l’art constituait une ouverture vers l’émerveillement et un monde dépourvu de limites.
Mon père, bienveillant mais éclairant les défis à venir, m’a encouragé dans cette décision.
Ainsi, pour les trois dernières années de lycée de beaux arts, je me suis aventurée sur cette voie, une révélation où le pinceau et le crayon devenaient des instruments pour créer non seulement des œuvres, mais surtout pour exprimer ce que je ressentais et je n’arrivais pas en parler en vive voix !
Au lycée, affronter ma mère lors de mes débuts en peinture, avec l’odeur forte de la térébenthine et les taches éparpillées dans la maison, fut un défi. J’ai transformé un coin de notre garage en refuge, nettoyant méticuleusement chaque mètre carré, posant un petit tapis au sol avec le message clair : « mon lieu sacré. » C’est devenu mon sanctuaire, mon atelier secret, un espace inviolable où je commençais à dessiner et à être libre.
En suite l’entrée à l’université s’est révélée être une décision audacieuse, ponctuée par un concours ardu. À cette époque, l’art était souvent relégué à une activité de loisir, et je suis devenue comme « la rêveuse ».
Les arts plastiques à l’université embrassaient la peinture et la sculpture, m’orientant progressivement vers le chemin de la peinture. Avec l’obtention de mon master, l’opportunité d’enseigner et de collaborer avec des galeries s’est présentée très tôt, dès la fin de mes études secondaires. Une tentative de participer à un festival d’art a abouti à un refus, mais a ouvert la voie à la découverte d’un groupe dissident, un contre-groupe formé par des artistes rejetés du festival. Cette idée m’a enchantée, conduisant à une exposition en opposition à l’événement officiel, une expérience marquante et ma première exposition.
Jusqu’à l’âge de 27 ans, je naviguais dans le monde de l’art, envoyant mes créations dans des galeries à travers le monde, de la Turquie à Dubaï, d’Abu Dhabi à l’Allemagne. Ma passion pour le dessin persistait.
Mes peintures, à l’apparence de dessins monochromes, ont évolué au fil du temps. J’incorporais des figures, des corps de femmes, des couleurs, des fleurs, superposant des couches multiples jusqu’à recouvrir l’ensemble d’une teinte noire. Je n’avais pas conscience du processus qui transformait mes toiles en une toile noire, laissant finalement peu d’éléments perceptibles, à l’exception d’une bouche fermée par une fleur et des yeux dévoilés.
Mes toiles, telles des étendues infinies, ont embrassé l’obscurité, un noir grandissant qui étreignait quelques éléments de corps féminins. C’est ainsi, dans cette évolution mystérieuse et captivante, que le noir s’est insinué dans la trame de mon travail, envoûtant et révélant les contours d’une féminité subtile.
Cet obscur mystère, ce noir qui interrogeait, s’est mué en ma signature artistique, une reconnaissance née des figures dissimulées sous son voile ténébreux. C’était la censure qui me conduisait, énigmatique, sans que je le sache.
Le Noir revêtait une dimension politique dans mon œuvre : une forme d’autocensure.
À l’époque où je transmettais les subtilités de l’illustration à l’université, je ressentais le poids de l’entrave, malgré la vente de mes œuvres dans les galeries. L’étroitesse de cet espace artistique m’a poussée à quitter les limites connues, à chercher dans l’art la porte qui mènerait à ma liberté. Ainsi, j’ai pris la décision de partir de mon pays.
L’art, tel un guide vers la liberté, m’a d’abord semblé être la clé tant espérée. Cependant, à la lumière des limitations imposées, j’ai réalisé qu’il était temps de tourner la page. Ainsi a débuté ce grand voyage, une aventure initiée par cette décision cruciale, une évasion vers l’inconnu.
C’était une renaissance, une deuxième vie, dans laquelle j’ai tenté de poursuivre dans la lignée de mon travail en Iran. Libérée de toute surveillance, l’obsession de recouvrir mes toiles de noir, dictée par la censure, s’est estompée. Je m’exprimais alors avec des couleurs, préservant mon rythme, ma technique, mais mon art ne suscitait guère l’intérêt des galeries.
Pourtant, quelque chose sonnait faux. La répétition constante, l’ajout de couleurs pour densifier la peinture, tout semblait dénué de sincérité. Le contexte, radicalement différent, transformait mon atelier lillois en un enchevêtrement de toiles, contraintes par l’espace et les ressources. C’est à ce moment-là que j’ai pris la décision de tout arrêter.
C’est à cet instant précis que j’ai saisi l’ampleur de ma propre censure, la raison derrière la densité du noir dans mon œuvre. C’était la censure, un joug imposé par la religion et la politique, même au cœur de mon atelier secret, un lieu inviolé par autrui. Ce fut une révélation douloureuse, une violence infligée à mon être, et chacune des femmes que j’ai dessinées, c’était moi, une moi privée du droit de s’exprimer.
J’ai acheté des papiers, des crayons et des feutres. Devant cette page blanche, l’interrogation résonne : qu’est-ce qui va naître de cette surface immaculée ?
Je me suis volontairement interdite de représenter des corps, des figures, surtout des figures féminines. Peu importe, car mon travail demeure profondément empreint de féminité.
Dans mon enfance, la nature m’enveloppait toujours. Mon père possédait le don du jardinage. Téhéran, souvent aride, exigeait des efforts considérables pour faire fleurir la vie, surtout dans une ville où la terre était peu généreuse. Les mains de mon père se mêlaient à la terre. À proximité de mon atelier, le jardin est devenu luxuriant, sauvage. J’ai dessiné de nombreuses plantes.
J’ai décidé de substituer ces formes végétales par des représentations humaines qui m’ont désespérée, moi-même, l’homme, la femme qui ne crie pas, qui ne s’exprime pas, qui se tait. Ces formes végétales se sont entrelacées avec celles des corps féminins, et finalement, le féminin et le masculin ont fusionné. Un autre univers a pris vie de cette hybridation.
Je me suis mise à dessiner. Ayant interrompu ma pratique, je cherchais à comprendre et voir le monde différemment . C’est ainsi que j’ai intégré les Beaux-Arts de Tourcoing pendant un an, cherchant à obtenir l’équivalence de mes études en Iran et à comprendre ce qui anime cet endroit, à tisser des liens. Cette année m’a ouvert de nombreuses portes, et c’est là que j’ai découvert le Fresnoy- Studio des arts contemporains.
Dans ma jeunesse, l’énigme de Dieu me tourmentait, et sans comprendre pourquoi, une envie irrésistible de créer des robots germa en moi, tel un rêve.
Au Fresnoy, mes rêves prenaient forme, tel un dieu créateur. Me rapprochant de la nature, source inspiratrice par excellence, une pulsion ardente me guidait vers la matérialisation de corps inanimés, des sculptures. Mon exploration m’a conduit aux laboratoires scientifiques et aux chercheurs, cherchant à comprendre comment enfanter une entité aux comportements humains sans recourir à la naissance physique. Comment endosser le rôle d’un dieu, à la fois maléfique et masculin, pour insuffler la vie à quelque chose d’inanimé ?
Toutes ces interrogations tourbillonnaient dans mon esprit. Aujourd’hui, je peux affirmer que j’ai donné vie à des sculptures que je perçois comme des machines-humaines. À travers des collaborations entre l’art et la science, notamment avec le laboratoire Defrost, j’ai créé des robots souples reproduisant les mouvements des muscles.
Cette idée du dieu masculin donnant vie à la religion m’inspire désormais à concevoir des êtres hybrides. Une symbiose émerge entre le végétal, le minéral, l’humain et la machine. Mon lien complexe et parfois tumultueux avec la religion m’a poussé à cette création, à donner naissance à une entité hybride, fusionnant l’homme et la plante, la femme et l’homme, la machine. Un être organique, à la fois profondément politique et poétique, qui unit ces matières diverses et proclame avec vigueur : « Nous ne sommes qu’un ! »
Propos recueillis par Gabriel Soucheyre