Ce qui vit dans le Noir (Axel Fried) 2024

Ce qui vit dans le Noir

Les restes calcinés d’une vieille machine. Un paysage noir de carbone et les anciens sauvages dansent à nouveau au sommet du volcan. L’histoire est-elle déjà finie ? Ou peut-être n’a-t-elle pas encore commencé ? Dans le noir, un automate étrange exhale : un parfum douceâtre, floral et capiteux ; un souffle aussi – le râle haletant se transforme en complainte, mais sa rumeur reste étouffée. Statue païenne, chimère de femme, de fleurs et de câbles. Son chant est interdit parce que les femmes de ce pays n’ont plus le droit de chanter. Quelle liturgie pour les choses qu’on veut retenir ? Ailleurs dans la pièce, des organes mécaniques veillent. Alvéoles noires et lascives, membres nervurés gorgés de liquide rouge palpitant sous la membrane de latex. Les sculptures désirantes disent quelque chose comme : approche et caresse-moi ; je n’ai peut-être jamais existé, mais je ressens toujours. Fluide, fossiles, aliens, pure génitalité. Strupre étrange et fascinant des choses passées ou à venir.

Une aura d’énigme se dégage des œuvres de Yosra Mojtahedi. Une énigme sans réponse définitive, mais dont le mystère semble contenir les secrets du monde. C’est comme dans les textes de Bataille, où tout coexiste, tout apparaît inextricablement lié : l’amour, la guerre, le désir, le politique, le profane, le sacré. Il existe des généalogies secrètes et Yosra les met à jour. Pas par le prisme de la raison, mais par associations d’idées, de formes et de symboles. Le noir dit le cosmos, la modestie et les millions de barils de pétrole extraits chaque jour des entrailles de la Terre – le souffle l’élan vital, l’âme, un râle, la mécanique des pistons. Il n’y a rien de définitif à conclure ici. Yosra ne dit jamais : voici le monde tel qu’il est, mais plutôt : le monde est rempli de choses précaires, incertaines, instables et étranges – voici un espace dans lequel vous pouvez les éprouver. Son travail met en relation des parties ignorées de nous-mêmes avec des choses qui n’existent pas, ou pas encore. En ce sens, l’acmé de l’art ne se situe pas strictement dans la chair organique ou synthétique des sculptures ou des installations, mais dans la question intime qu’elles nous posent. Qu’éprouves-tu ? D’où vient le désir, la répulsion, la crainte ou l’empathie que tu ressens à mon égard ? À mesure que l’on se rapproche, les hybrides, les difformes – les choses qui refusent d’être strictement catégorisées – nous interrogent. Chaque rencontre induit une réponse différente, dans un jeu relationnel nouveau où le sensible précède l’éthique. C’est le trouble dont parle Donna Haraway , la modernité liquide de Zygmunt Bauman. Yosra les réagencent pour formaliser les doutes que notre époque entretient à l’égard de la connaissance et du temps. Les strates profondes du passé ressurgissent et se bousculent à la surface du présent, les anciennes catégories craquent et s’infiltrent. Les dispositifs artistiques qui en résultent sont hybrides, pluri-sensoriels, difficiles à raconter à celles et ceux qui n’en ont pas fait l’expérience. Volcanahita (2024) tient à la fois un paysage et du rituel, Sexus Fleurus (2021) est simultanément une sculpture et une créature à caresser, L’Érosarbénus (2020) est fait d’organes, d’odeurs, de céramiques et de courants d’air. 

Yosra ne s’habille qu’en noir, et il est difficile de terminer un texte traitant de son travail sans évoquer la place particulière que cette couleur occupe au sein de son œuvre. Dire que le noir revêt une importance particulière pour l’artiste est un euphémisme. Yosra habite le noir comme on tient un lieu, se meut dans l’obscurité et profite de son secret pour raconter les choses que la lumière interdit. Un milieu fait de chuchotements, de râles et de murmures étouffés. Il s’y raconte ces choses ambigües, fragiles ou interdites qui ne survivent que dans l’ombre et à la condition de ne jamais être reconnues : la psalmodie d’une liturgie oubliée – la voix des femmes auquel le régime politique iranien interdit de chanter et, plus globalement, le désir féminin, à peine et seulement toléré à la condition du secret. Son noir est à la fois matière, référence, sujet et condition. Dans l’obscur, le chaos grouille, frictionne, éclate et Yosra l’articule pour nous apprendre à ressentir les choses qu’on ne sait pas encore nommer.

Axel Fried