Un corps sans sexe, l’un et l’autre, les deux. Un corps de fleur, un pistil animal, un galbe minéral. L’affinité avant l’identité. Peau silicone, nerfs électroniques. Pure fête organique, mais à l’âme binaire, code. Un délire mystique, création d’une créature. Comme on projette aisément la vie dans l’inerte. On le veut. Que les choses vivent autour de nous.
Depuis peu, un trouble lancinant nimbe notre perception du corps. Yosra Mojtahedi le saisit, elle le cueille, pour faire éclore une sculpture singulière, jouissive, vivante — vieux rêve Galatéen. Ce trouble, c’est celui à propos duquel ont écrit Judith Butler, avec la dissociation du genre et du sexe anatomique, Donna Haraway via le cyborgisme, sur notre nature hybride croissante, qu’il s’agit de saisir pour établir une nouvelle manière d’être, un modèle de société changé, ou encore Paul B. Preciado, sur son expérience de l’hormonothérapie pour transitionner.
La perception de notre propre corps s’est brutalement retournée en quelques décennies. Le sanctuaire sacré, le reflet divin a chu, quelques blessures narcissiques plus tard, nous ne sommes plus si différents que les autres corps qui peuplent la planète — la génétique témoignant d’une différence de degré seulement avec les autres « espèces » —, et la psychanalyse puis la biologie ont décrété que nous n’étions pas seuls chez nous — la conscience se partage avec l’inconscience, et on a quelques kilos de bactéries vivant dans notre corps, sur notre peau, symbiotiquement avec nous. Le corps est un objet qu’on façonne à notre guise, et quand on y pense, il se machinise bien vite (prothèses, wearables, stents…), parfois on le quitte même pour s’avatariser dans le métayers, d’autres on se blinde de cachetons, pour nous augmenter ou nous soigner, du chemsex au microdosing en passant par les traitements plus conventionnels.
Yosra incarne cela. Cette vision joyeuse et libératoire du corps devenu sac de viande certes, mais sensible. Quel prodige que les sensations que le corps nous offre, et qu’elle s’emploie à toutes stimuler — nappages sonores, œuvres tactiles, odorantes. Encore plus particulièrement dans les trois projets qu’elle a mené ces dernières années, Vitamorphose (2019), L’Erosarbénus (2020) et Sexus Fleurus (2021). Trois installations sculpturales qui s’activent, d’une respiration délicate, suave, en sentant la présence de leurs visiteurs. Un petit prodige permis par un recours à des matériaux (silicone notamment) et techniques venant des soft robotics, en partenariat avec l’INRIA – Defrost — Deformable Robotic Software. Quand je sens la douceur du silicone sous ma main, je m’étonne qu’il ne soit pas plus chaud, je me surprends à croire au pied d’un enfant dans le ventre de sa mère quand je sens la peau bouger et se tendre.
Entre la vie artificielle et l’artificialité vivante, c’est évidemment au second champ qu’est condamnée Yosra Mojtahedi. N’empêche que ses œuvres semblent vivantes, elles expriment ce trouble, embrassent cet indistinct croissant du corps. En fait, ce dont il est question il me semble ici, c’est l’unité et l’identité déchues (ce qui nous distingue et nous singularise des autres corps du monde) pour l’affinité (ce qui nous en rapproche).
Yosra s’attache à réaliser des hybrides purs, amusant oxymore. Ses sculptures sont androgynes, végétales, humaines, animales, machines, un soupçon caillouteuses, rien de tout cela, et tout cela à la fois… D’excellents artistes, le collectif Quimera Rosa, pour éviter d’utiliser ces taxinomies poussiéreuses (interrègne, interespèce…), ont créé le néologisme interbioformae, littéralement « entre différentes formes de vie ». Je crois que l’adjectif sied bien à ces sculptures, elles sont interbioformae.
Et Yosra pousse le vice, si l’on peut se permettre l’expression, encore plus loin, en ménageant toujours une forte tension érotique dans ses œuvres. Ces hybrides deviennent les objets de désirs incertains, qu’on se surprend à avoir, et dont l’accrochage à l’adagp témoigne avec force. Une vision du corps libre et libérée, peut-être en réaction au fait d’avoir grandi dans un régime (Yosra a grandi à Téhéran) qui cache les corps et condamne le désir hors du foyer. Les machines désirantes, et désirées, fondent sur le monde…
Clément Thibault